Le pari ne manque pas d’intrépidité tant il s’agit d’un sujet propice, comme ils le reconnaissent bien volontiers, à des "discours tautologiques" et des "enquêtes redondantes" qui illustrent une "historiographie cloisonnée". Mais si l’impression que tout a déjà été écrit est fausse, affirment-ils, c’est justement parce que les discours sur la région sont trop souvent soumis au dogme de la même téléologie. Pour tenter d’éclairer ce qui reste trop souvent dans l’ombre, Vingtième siècle propose un regard global, embrassant à la fois le temps et le territoire.
Pour quel profit ? Dans la première partie, consacrée aux "foyers" proche-orientaux (s’y ajoutent une partie dédiée aux frontières puis enfin une troisième passant en revue les fractures, qui ne sont pas toujours celles auxquelles on s’attend), Leyla Dakhli reconstruit avec entrain un nationalisme arabe débordant généreusement de son zénith historique, entre la décolonisation et l’instauration des régimes autoritaires encore en place aujourd’hui. Car l’arabité a précédé autant qu’elle a survécu à cet épisode historique commencé dans la flamboyance nassérienne et achevé dans la désillusion de replis en des espaces nationaux étriqués. Leyla Dakhli, qui a également contribué à l’ouvrage collectif Les Arabes parlent aux Arabes (Sindbad) - paru en même temps que Les Médias en Méditerranée (Actes Sud) -, voit dans l’arabisme médiatique en vigueur depuis plusieurs décennies la trace d’un pan-nationalisme persistant et mutant, mais souvent réduit au rang de discours tribunicien pour les fantasmatiques "masses" et "rue" arabes.
Après Leyla Dakhli, Denis Charbit sort ses outils de démineur pour s’attaquer au sujet explosif d’un sionisme qui ne mérite à ses yeux ni excès d’honneur ni excès d’indignité. Courageusement penché sur cette bombe qu’il attaque en historien, "le jugement indulgent" et "le verdict impitoyable" rangés sous clef dans l’armoire aux controverses, Denis Charbit tente de montrer la plasticité d’un phénomène pluriel, tour à tour spiritualité, idéologie ou bréviaire de l’action politique.
Les attaques contre les lieux établis se poursuivent dans une réjouissante triangulation avec une Turquie livrée à la question. Marc Aymes déchiffre ce qu’il croit être "le palimpseste" d’un Etat-nation qui s’enivre volontiers sans totalement tromper son monde de "l’image lisse que les gouvernements présentent dans le miroir qu’ils tendent au pays et au monde". Et Marc Aymes de planter sa fourchette acérée dans un "feuilleté temporel" qu’il déchiquette à belles dents pour opposer à cette reconstruction kémalisée le chaos fécond de sa constitution.
Ces trois auteurs qui ouvrent le numéro de Vingtième siècle campent un décor qu’une dizaine de contributions, qui s’inscrivent dans la même veine, viennent habiter. Elles ne peuvent malheureusement pas toutes être évoquées ici, mais on peut signaler le parcours d’un Arabe juif à Bagdad dans l’entre-deux-guerres, Anouar Shaul, aux identités multiples, et qui rappelle que, avant l’automne et l’hiver des régimes autoritaires, le Proche-Orient connut aussi un printemps démocratique. Des recensions très sélectives d’ouvrages consacrés au Proche-Orient parachèvent une livraison stimulante et roborative. L’Orient était devenu trop simple, il était grand temps de le complexifier.